
Le Soir de Belgique samedi 13 août 2011
EDITO DE BERNARD DEMONTY :
Mais qu’attend Ryanair pour voler plus haut ?
Que celui qui n’a jamais voyagé avec Ryanair lève le doigt ! Tous, un jour ou l’autre, nous nous sommes réjouis de pouvoir partir pour un euro ou vaguement plus, vers une destination ensoleillée. L’arrivée de la compagnie low cost fut une aubaine, pour des centaines de milliers de jeunes et moins jeunes et pour Charleroi. C’est une idée géniale, qui a bousculé tout le transport aérien européen.
Dans le bon sens.
Et dans le moins bon.
Les contrats de plusieurs membres du personnel travaillant chez Ryanair, que nous avons consultés, font froid dans le dos : mutations possibles partout en Europe sans compensation, vêtements de travail déduits du salaire, délais de préavis réduits au minimum, heures supplémentaires sans rémunération additionnelle, et on en passe.
Il suffit, comme nous l’avons fait, de confronter au droit belge ces conditions de travail pour se convaincre, s’il le fallait encore, qu’elles sont indignes d’une entreprise belge ou basée en Belgique.
Mais jusqu’ici, les tribunaux du pays ont toujours estimé que le droit national ne s’appliquait pas, qu’il fallait lui préférer la législation irlandaise manifestement plus coulante.
Pour sa défense, Ryanair avance souvent l’argument social : grâce à elle, des personnes qui, jusque-là, ne pouvaient voyager sillonnent aujourd’hui l’Europe.
C’est vrai, mais il ne fait pas l’ombre d’un doute que Ryanair pourrait parfaitement continuer à servir ces nobles desseins autoproclamés sans imposer ces contrats indignes.
De la même manière qu’elle ne perdrait pas grand-chose en respectant les lois sur les pratiques commerciales, qu’elle maltraite également, comme le démontrent plusieurs jugements qui l’ont frappée, ainsi que plusieurs autres compagnies d’ailleurs.
Enfin, elle perdrait également si peu en s’abstenant de déclarations provocatrices malfaisantes, comme cette volonté de faire payer deux sièges aux personnes en surpoids. Ces réformes, que l’Europe ou les Etats, dont la Belgique, devront imposer si la compagnie ne plie pas, laisseront le modèle Ryanair intact.
Mais qu’attendent-ils pour bouger ? Et qu’attend Ryanair pour voler plus haut ?
L’ESSENTIEL
· « Le Soir » s’est procuré le contrat de travail de plusieurs membres du personnel de cabine travaillant chez Ryanair.
· Nous l’avons fait analyser par un avocat et professeur de droit social à l’Université. En droit belge, cela ne passe pas.
· La compagnie a toujours plaidé que le droit irlandais était d’application.
· La CNE a saisi le tribunal pour faire appliquer le droit belge.
La compagnie aérienne Ryanair vient d’annoncer le passage du cap symbolique des 8 millions de passagers par mois.
Mais, dans les avions, une partie du personnel ne parle pas de miracle social. Nous avons pu nous procurer un contrat de travail tout récent d’une hôtesse de la compagnie, et de plusieurs autres membres et ex-membres du personnel, tous basés à Charleroi. Les conditions de travail sont dures : retenues sur salaire pour financer l’uniforme, délais de préavis inexistants ou symboliques, heures supplémentaires sans rémunération additionnelle, congés de maladie non payés par l’employeur, etc.
Contacté par nos soins ce vendredi, le directeur de la communication de la compagnie nous a indiqué que le contrat n’était pas un contrat Ryanair, mais celui d’une société de droit irlandais, Crewlink, qui met du personnel de cabine à disposition des compagnies.
Ce qui ne change rien à la donne : Crewlink se vante sur son site de mettre plus de 2.000 personnes à la disposition de Ryanair et son site regorge de photos de la compagnie irlandaise.
Ryanair affirme également que l’hôtesse dont nous publions le contrat n’a jamais travaillé chez Ryanair. Contactée, celle-ci nous a prouvé le contraire. Nous avons d’autre part les contrats d’autres membres du personnel de cabine travaillant ou ayant travaillé sur des avions de la compagnie : leur contrat est identique.
Il s’agit donc bien des conditions de travail de personnes officiant au sein de la compagnie.
Ces contrats sont-ils, dès lors, illégaux ? Nous avons soumis le document à un avocat belge et professeur d’université de renom. Il estime : « Plusieurs dispositions de ce contrat sont en contradiction flagrante avec le droit belge. » On en lira le détail ci-contre.
Mais, à ce jour, Ryanair a toujours plaidé que ces contrats étaient conformes au droit irlandais, et que le droit belge ne s’y appliquait pas. Plusieurs tribunaux belges lui ont donné raison.
Pourtant, après avoir pris connaissance de ces contrats, le syndicat CNE a décidé d’introduire une action devant le tribunal du travail de Charleroi. « Nous entendons obtenir l’application du droit belge et obtenir avec effets rétroactifs tous les avantages qu’il donne aux travailleurs, dit Tony Demonte, du syndicat CNE. Ces conditions de travail sont inacceptables, et nous ferons tout pour que ces contrats soient adaptés. »
Si le juge confirme que le droit irlandais est d’application, la compagnie pourra maintenir ces conditions de travail. Dans le cas contraire, elle risque une condamnation, et devra les modifier. Bernard Demonty
1. Le salarié peut être transféré partout en Europe sans compensation
« Votre emploi est basé en République d’Irlande, mais vous serez principalement localisé à l’aéroport de Charleroi. Vous pourrez être transférée dans toute autre base européenne (de Ryanair) sans compensation. »
(article 6)
« Ce qui est particulièrement discutable au regard du droit belge, c’est l’absence de compensation, nous dit l’avocat et professeur à l’université que nous avons consulté. Renoncer à une compensation dès le départ constitue une renonciation qui, au regard du droit belge, pourrait être jugée illégale. »
2. Pas de rémunération additionnelle pour les heures supplémentaires
« Vous devez être préparée à faire des heures supplémentaires sans rémunération additionnelle. » (article 9b)
« C’est tout à fait contraire à l’article 29 de la loi du 16 mars 1971 sur le contrat de travail qui prévoit que toute heure supplémentaire doit être rémunérée à un taux supérieur à la rémunération normale. »
3. Les congés annuels peuvent être annulés
« La compagnie se réserve le droit d’annuler vos vacances annuelles et exiger que vous les preniez à une date ultérieure (en dernier ressort uniquement) (article 10)
« S‚il s’agit simplement des dates de vacances, le droit belge prévoit que dans ce cadre-là, les périodes précises de vacances sont à convenir entre parties. »
4. Interdictions fréquentes de s’éloigner de plus d’une heure de l’aéroport
« Les membres du personnel de cabine seront tenus d’observer un certain nombre de jours de stand by par mois, où ils doivent être disponibles dans l’heure de l’appel (∑) » (article 11)
« Si le droit belge s’appliquait, ce régime de garde devrait être réglé de manière précise dans le règlement de travail ou dans une annexe de ce règlement. »
5. La compagnie ne paye pas les congés de maladie
« La compagnie ne prévoit rien en matière de payement de congés de maladie. Il est de votre responsabilité de réclamer toute indemnisation légale en la matière.. » (article 12)
« Cet article est évidemment incompatible avec les articles 52 et 73 de la loi du 3 juillet 1978 relatif aux contrats de travail, qui instituent ce qu’on appelle le « salaire garanti ». »
6. Le prix de l’uniforme est déduit du salaire
« Vous recevrez un uniforme de travail et le prix de cet uniforme sera déduit de votre salaire. Des déductions de 30 euros par mois seront faites sur votre salaire durant 12 mois. En outre, vous devrez acquérir un sac pour l’uniforme, dont le coût sera également déduit de votre salaire. » (Article 17)
« En vertu des articles 5 et 6 de l’arrêté royal du 6 juillet 2004 relatif aux vêtements de travail, l’employeur est tenu de fournir gratuitement ces vêtements de travail à ses travailleurs. C’est lui qui en assure l’entretien. »
7. Des prélèvements occasionnels de mèches de cheveux
« Vous acceptez de vous soumettre à toutes les politiques de lutte contre les abus d’alcool. Vous pouvez être soumis à des exercices de screening. » (article 18) Ces tests comprennent notamment le prélèvement occasionnel de mèches de cheveux, pour dépister la consommation de drogues, NDLR.
Notre juriste ne conclut pas à l’illégalité de cette pratique si le droit belge s’appliquait. Mais il rappelle : « En toute hypothèse, tout test qui entraîne une ingérence dans la vie privée du travailleur ne peut être effectué qu’en respectant les principes applicables en la matière, c’est-à-dire les principes de finalité, de proportionnalité et de transparence. »
8. Interdiction d’informer la presse
« Durant la durée de votre formation et après celle-ci, vous ne récolterez, directement ou indirectement aucun matériel à propos des opérations de la compagnie destinée à l’usage de journaux, magazines, sites web, chaînes de télés ou stations radio, toute autre forme de média ou toute partie tierce. Il vous est interdit de faire tout enregistrement vidéo, audio, électronique ou autre sur tout aspect des opérations de la compagnie, que vous soyez en service ou non, sans autorisation préalable de la compagnie. Vous ne travaillerez pour aucun média, y compris comme free lance durant votre contrat avec la compagnie, sous peine de licenciement immédiat. En outre, la compagnie intentera des actions contre vous ou toute partie tierce. » (article 19)
Pour notre juriste, ces éléments ne sont a priori pas contraires au droit belge, si celui-ci devait s’appliquer. « Quant à l’interdiction de travailler pour un média, elle est étonnante ! Mais cela ne viole pas le droit belge. », dit-il.
9. Le chômage économique n’est pas payé
« Si (Ryanair) est tenue de réduire ses activités pour quelque raison que ce soit, vous êtes tenu d’accepter le droit, pour la compagnie, à sa seule discrétion, de vous imposer des congés non payés pour la durée de l’excès de capacité ou de supprimer votre emploi. » (article 20)
On ne peut à proprement parler d’illégalité. Mais la Belgique possède un système de chômage économique protecteur, avec un revenu de remplacement de l’Onem. « En Belgique, il existe le chômage économique des ouvriers et des employés. Il est rémunéré par voie d’un revenu de remplacement pris en charge par l’Onem. Autre chose est de procéder à un licenciement. En Belgique, un employeur peut toujours licencier, moyennant préavis ou indemnité. »
10. Des délais de préavis très courts ; et des frais en cas de démission
« Délais de notification du licenciement : les treize premières semaines : licenciement immédiat. Entre 13 semaines et deux ans : une semaine. Entre deux et cinq ans : deux semaines. Entre cinq et dix ans : 4 semaines. Entre 10 et 15 ans : six semaines. 15 ans et plus : 8 semaines. (article 30.1) « Vous pouvez mettre fin à votre emploi à tout moment, moyennant une notification écrite envoyée un mois avant votre départ. Vous devrez payer 200 euros de frais administratifs si vous quittez l’entreprise dans les 15 mois. » (article 30.3)
Pour notre juriste, les délais du contrat sont beaucoup moins favorables qu’en Belgique. « Ces délais de préavis n’ont rien à voir avec les délais belges. Quant à devoir payer 200 euros de frais administratifs lorsqu’on démissionne, cela paraît peu compatible avec le droit belge. »